Vie et Destin de Grossman au Théâtre MC93 | Une Russe à Paris
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jeudi 13 mars 2008

Vie et Destin de Grossman au Théâtre MC93

Lev Dodine, le fondateur et le metteur en scène du théâtre Maly de Saint-Pétersbourg (qui porte le titre de Théâtre de l'Europe comme le théâtre de l'Odéon à Paris ou encore le théâtre Piccolo de Milan) revient à Paris pour une reprise de son spectacle sensationnel "Vie et Destin" d'après le roman éponyme de Vassily Grossman, au théâtre MC93. Impressions.

Vie et destin
de Vassily Grossman est considéré comme un des chefs-d'oeuvre de la littérature du XXe siècle - pas seulement russe, mais européenne. Européenne, car c'est de l'histoire européenne qu'il s'agit ici, des idées, des gens, des tragédies européennes, et non nationales, locales, petites. Écrit en 1961, ce roman-choc a été refusé par l'éditeur (le seul éditeur possible à l'époque, l'Etat) et le manuscrit, confisqué par les services secrets. Publié en 1981 en Suisse (et seulement sept ans plus tard en Russie), ce livre est aujourd'hui comparé à "Guerre et Paix" de Tolstoï et a été tiré à plus de 30000 exemplaires rien qu'en France.

Avant de parler du spectacle en tant que tel, deux mots sur sa création (l'histoire est vraiment passionnante). Lev Dodine a lu ce roman en 1985, et a toujours pensé l'adapter au théâtre (parmi ses "théâtrisations" de romans les plus connues, Les Démons de Dostoïevsky et Frères et Soeurs d'Abramov). En 2002, il prend en charge la première année de l'Institut Théâtral à Saint-Pétersbourg (en Russie, un professeur/metteur-en-scène est responsable pendant toute la scolarité d'une promotion d'étudiants), et c'est là que l'idée de porter Vie et Destin sur les planches commence à se réaliser. Pendant cinq ans, Dodine emmène ses étudiants à Norilsk (les camps de travail staliniens), à Auschwitz (où les acteurs ont commencé à répéter), leur fait lire des dizaines d'ouvrages - Solzhenitsyne, Ginzburg, Shalamov, parmi tant d'autres. Combat leur ignorance et leurs préjugés (nombre de parents de ces étudiants s'étaient avérés stalinistes dans l'âme). Leur apprend à danser toutes les danses du début du siècle (même s'il n'y en a que quelques minutes dans le spectacle); les oblige à apprendre à jouer d'instruments à vents (un vrai orchestre vit sur scène), à chanter...

C'est dur d'imaginer ça aujourd'hui, en Europe: une troupe répétant pendant 5 ans un spectacle, le préparant en profondeur, comme si c'était l'oeuvre de leur vie. Comme si, à chaque fois que nous voulions faire un geste - prendre une douche, par exemple, on devait faire accomplir un parcours: une étude des moeurs quant à la propreté depuis l'antiquité à nos jours (Le propre et le sale de Georges Vigarello), suivie d'une introduction à la psychanalyse (Psychanalyse du suicide quotidien: le suicide d'Ophélie), l'histoire de la peinture (Marat dans son bain, Les baigneuses d'Ingres, la thématique du bain chez Bonnard ou Botero), de la musique (Jeux d'eau à la Villa d'Este de Liszt, Reflets dans l'eau de Debussy), de la poésie et de la littérature (Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint)... Vous avez compris. Ce spectacle, ce sont les 12 travaux d'Hercule.

Quid du spectacle? Dodine choisit de privilégier le destin de la famille Strum sur le fond de la bataille de Stalingrad: Viktor, physicien juif qui a fait une découverte capitale dans le domaine nucléaire et commence à subir les premières manifestations de l'antisémitisme d'état avant d'être sauvé par un coup de téléphone de Staline; Anna, sa mère, enfermée dans le ghetto de Berditchev, qui lui écrira une lettre bouleversante juste avant sa mort; Ludmila, sa femme, dont l'ex-mari est déporté au goulag et dont le fils périt pendant la guerre; sa soeur Génia, au destin similaire... L'action se déroule et se croise dans cinq lieux: l'appartement des Strum à Moscou, le camp de concentration allemand, le goulag, le poste de commandement à Stalingrad, le ghetto de Berditchev.

Quant aux acteurs, personnelle
ment, j'aime beaucoup la manière de jouer de la troupe de Dodine, ils sont toujours d'une justesse et d'une expressivité rares, ils jouent toujours dans l'abandon le plus total. La seule que je n'aime pas (et cela fait 10 ans que ça dure), c'est Tatiana Shestakova (Anna Strum), la femme de Dodine, elle joue toujours le même rôle de folle paisible et ses intonations m'irritent outre mesure. Mais bon, au moins a-t-il abandonné l'idée de lui confier des rôles de jeunes amoureuses, c'est déjà ça.

Dodine reste fidèle à lui-même pour cette mise en scène polyphonique où un lieu se confond avec un autre, en découle, s'y confond: à l'avant-scène, le salon des Strum, derrière un filet de volleyball en fil de fer, le camp de concentration. Le dedans et le dehors s'entremêlent, et on ne distingue plus le goulag du camp de concentration, le ghetto du salon moscovite... Le grand mal du siècle, le nationalisme étatique servi par la nature humaine vile, a tout envahi. La lettre de la mère de Strum devient le fil rouge du spectacle, ses mots résonnent dans la salle et enveloppent tous les personnages dans le cocon ouaté de désespoir et de résignation. Et, comme toujours chez Dodine, les acteurs chantent, dansent, jouent des instruments, crient, se lavent, se déshabillent, font l'amour, mangent, boivent - vivent. N'était-ce pas la dernière demande qu'a fait Anna Strum à son fils: "Vis, vis toujours".

En pratique:

Vie et Destin
MC93
1 bd de Lénine
Bobigny 93000
Jusqu'au 16 mars
Durée: 3h30
Prix des places: 25€, 12€ (tarif réduit pour étudiants et moins de 26 ans); 17€ (plus de 65), et d'autres tarifs réduits pour intermittents, rmistes, moins de 18 ans, habitants de Bobigny...