(Expos) De l'art et du caviar! | Une Russe à Paris
Une Russe à Paris

dimanche 1 juin 2008

(Expos) De l'art et du caviar!

Etrange coïncidence: en ce moment, à Moscou, se termine le Ve Salon International des Beaux Arts et, à Paris, commence bientôt le salon Art Shopping. Pourquoi étrange? Ces deux salons illustrent (de façon appuyée et, dirais-je, presque caricaturale) les deux tendances lourdes du marché de l'art et de l'économie européenne: la démocratisation du concept de "collectionneur d'art" en Europe de l'Ouest et la venue d'une nouvelle génération de russes fortunés assoiffés de "culture". Car, vous voyez, une fois que vous avez acheté un appartement à Moscou, un à Saint-Pétersbourg (pour les week-ends), une maison dans le sud de la France, et puis une en Italie (pour changer), il vient un moment où il faut bien que vous les décoriez.

Petit reportage du salon moscovite. Une fois par an, plus de 80 galeries et maisons d'enchères du monde entier viennent présenter des œuvres d'art et de joaillerie à des clients russes. Une sorte de "vente porte-à-porte" ou "livraison à domicile", si l'on veut - vous savez, quand, dans les provinces éloignées, le colporteur apportaient les dernières "façons de Paris" pour les robes des dames, au XIX siècle. La Russie est toujours aussi loin, et les "dames" sont toujours aussi avides de belles choses. Seulement, on a changé d'échelle. Cette fois-ci, le salon occupe les quatre étages de l'énorme salle d'exposition du Manège, avec un étage consacré à la joaillerie et les autres mêlant peinture, sculpture, meubles, bibelots et autres objets de décor. Promenons-nous dans les salles. Renoir, Picasso, Braque, Monet, l'Ecole de Paris, les peintres russes les plus connus - Somov, Repine...

Les prix rappellent rappellent la vieille blague des années 90: un monsieur regarde le prix dans un magasin et se renseigne auprès de la vendeuse :"Est-ce le prix ou le numéro d'inventaire?" De nombreuses œuvres dépassent les 10 000 000 d'euros. Mais certaines sont tout à fait abordables, comme ce petit paysage de Somov, à 600 000€. "On le prend?" dit le mari à sa femme. "Bof... Tu ne veux quand même pas le mettre dans l'appartement?!" "Alors pour la datcha?" "C'est pas un peu cher, 600 000, pour la datcha?" "Ou alors on le met à la villa de Sardaigne..."
"Et ce Renoir? Combien vaut-il? 1 million 5? Dollars? Ah, vous êtes passés en euros. Ben vous faites bien, vous faites bien. Ceci dit, il n'est pas terrible, ce Renoir" (un assistant en costume trotte derrière ce businessman esthète en notant soigneusement ses propos). "Pourriez-vous me montrer ce bracelet? Oui, celui en diamants. Est-ce que ma carte de fidélité marche chez vous?" - s'inquiète une femme ni jeune ni belle, ressemblant à n'importe quelle vendeuse dans un magasin alimentaire. Il n'est que 16h - l'heure des pauvres. Car, après 18h, place aux gros clients! - pour un accueil VIP. On n'oserait imaginer quels deals se signent à ce moment-là.

Au même moment, à Paris, Londres et d'autres capitales européennes, les organisateurs font des efforts pour rapprocher l'art des clients potentiels. Comme le fameux Art Shopping qui ouvrira ses portes le 6 juin prochain: les prix y vont de 500€ à 5000€ et sont clairement indiqués sur chaque œuvre pour que les visiteurs ne soient pas gênés de le demander aux exposants. Quelle délicatesse. Et quelle bonne idée, car je vous avoue que cette raison a plus d'une fois détourné mon chemin d'une œuvre aperçue dans la vitrine d'une galerie.

Le plus drôle, c'est que le salon de Moscou bénéficie du soutien du programme "Culture morale et spirituelle" destinée aux enfants et aux adolescents, programme élaboré par (et là je cite, car cela ne s'invente pas) "un groupe de travail, avec la bénédiction du Saint Patriarche de Moscou et de toute la Russie Alexy II et conformément à la décision du Premier Festival de la culture spirituelle du 26 janvier 2005, ainsi qu'aux recommandations et aux décisions du Conseil de coordination entre le Ministère de l'Education de Russie et le Patriarcat de l'Eglise Orthodoxe Russe (2003)". Que les enfants en profitent! Elevons leur spiritualité! Le style de la citation n'est pas sans rappeler celui des "règlements" du PC de l'URSS il y a encore 20 ans... Que notre spiritualité a dû baisser depuis, avilie par les biens de consommation occidentaux!

Alors, un pas en avant, deux pas en arrière - mais quelle danse bizarre mènent l'art et l'économie en Europe, sous la baguette de la spiritualité? Un pas en avant pour la spiritualité en Russie, un pas en arrière pour la France avec ce consumérisme ne visant qu'à refourguer le plus d'œuvres possible aux citoyens appauvris par la "valeur travail" qui ne compte plus... Oops... Et si c'était l'inverse? Un saut en arrière pour la Russie, adoptant à grands pas la mentalité rentière à grands renforts d'appels à la spiritualité et l'union de l'Etat et de l'Eglise, et un petit pas en avant pour nous, qui pourrons enfin oser demander: "Ce petit Bouanani, vous pouvez le livrer dans le 91?"

PS: l'œuvre qui illustre ce post est le "Icône-Caviar" de Kosolapov, artiste célèbre appartenant au courant Sots Art. Elle n'était pas à vendre au Salon des Beaux Arts. Un manque d'autodérision?