De l'importance d'être constant | Une Russe à Paris
Une Russe à Paris

jeudi 7 mai 2009

De l'importance d'être constant

Ce matin, je lisais le Télérama fraîchement reçu (je lis aussi d'autres choses) (même des livres) - et je suis tombée sur l'article "Le match des jeunes pianistes" qui, pour une raison que j'ignore, faisait partie de la rubrique Zen. Avouons que, dans une ambiance de décrépitude de la culture où chacun doit se battre pour conquérir le public, l'ambiance est loin d'être zen...

Mais la question du jour n'est pas de savoir s'il faut rester zen devant la bataille entre Jean-Frédéric Neuberger (beaucoup plus beau) et Bertrand Chamayou (plus connu car couronné aux Victoires de la musique)(mais Jean-Frédéric est quand même plus beau). Une toute autre question m'est venue en lisant ceci: "Dissipé, boulimique, il étudie l'orgue, le piano et la composition". Jean-Frédéric Neuburger (qui a, certes, encore tout à prouver mais qui a déjà prouvé tant de choses) est qualifié de "dissipé" et de "boulimique" dans la même phrase où est épinglé son goût volage... Ce n'était sans doute pas l'intention de la journaliste, mais c'est un choix de mots curieux qui m'amène à faire ce petit billet sur l'importance d'être constant.

Plus tard dans l'après-midi, je discutais avec un sénateur russophile dans la fameuse salles des Conférences aussi chargée en dorures que la cuisine du sud-ouest en foie gras (pour les envieux, voici une visite virtuelle). Le sénateur en question me parla d'un ami russe, prof de droit et président d'un club de football, et s'est émerveillé devant cette transversalité toute russe. En effet, les Russes ont souvent plusieurs passions n'ayant aucun lien entre elles, comme cet ami à moi (il n'y a pas que les sénateurs qui ont des amis transversaux) dont je ne me lasse pas de citer l'exemple: chanteur d'un groupe de rock, K. travaille pour une compagnie de vente de logiciels pour l'aéronautique pour laquelle il a gagné un contrat de plusieurs millions de dollars, il est également un photographe prometteur, et, dans ses heures perdues, travaille sur une thèse portant sur un point ultra-précis de la théorie de la relativité et ses implications sur machin bidule. Parfois, il est aussi acteur, ou alors un neveu attentif qui chante des romances à l'anniversaire de sa tante de sa jolie voix de baryton.

Et il est loin d'être un cas isolé: en Russie, il n'y a pas de cloison entre le développement personnel et professionnel, ni entre les domaines de spécialisations possibles. On a un rêve, et on en fait son métier, et puis on change de rêve, et on change de métier, ou alors on ne rêve plus... En France, en revanche, on est censé être spécialisé dans un seul domaine depuis la naissance et surtout surtout ne pas changer de voie (le contraire fait penser que l'on ne sait pas ce qu'on veut)! Un jour, le conseiller du rédacteur en chef d'un magazine de musique classique m'a dit d'un air étonné: "J'ai lu votre CV, et j'ai remarqué que vous avez fait pratiquement plus d'autres choses que de la musique!" (accessoirement, il m'avait aussi mentionné que l'on "n'apprenait rien à Sciences Po")(mais je continue à me dire que c'est parce qu'il n'y avait pas été pris).

Même si, ce matin, Neuberger a gagné le match des jeunes pianistes dans Télérama (en avance d'un point devant Chamayou), je suis loin d'être rassurée. Cela faisait quelque temps que j'avais ainsi formulé la différence entre le marché du travail français et américain: en France, on est embauché pour ce que l'on a fait, aux Etats-Unis, pour ce que l'on est capable de faire. Mais de là à en trouver des échos dans l'antre de l'élite culturelle, la lagune des esprits libres qu'est le Télérama... C'est dire si la France récuse le changement! Les esprits sont peut-être moins libres dans le supplément "Sortir". Mais je ne peux m'empêcher de me demander: pourquoi un avocat ne peut-il espérer obtenir un poste dans les ressources humaines? Pourquoi un financier ne peut-il devenir critique de cinéma? Pourquoi, en France, il n'y a qu'un seul chemin qui mène à Rome?