(Livres) Le roman des voyageuses françaises de Françoise Lapeyre | Une Russe à Paris
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dimanche 15 mars 2009

(Livres) Le roman des voyageuses françaises de Françoise Lapeyre

Le vrai voyage, c'est d'y aller. 
Une fois arrivé, le voyage est fini. 
Aujourd'hui les gens commencent par la fin. 
Hugo Verlomme

Ce livre, je vous en avais parlé il y a longtemps, dans mon billet sur les lectures estivales. Je l'ai lu il y a des mois et des mois et, si ça vous prend autant de temps pour lire ce billet que pour moi de l'écrire, je m'y prends juste à temps pour vous conseiller une belle lecture pour votre prochain voyage d'été.

Dans les librairies, le rayon "récits de voyages" est l'un de mes préférés, il me fait voyager bien plus que les beaux livres (genre "Patagonie" sur papier glacé) ou les guides (même celui de la Molvanie). Des escapades dans les pays lointains au Grand Tour européen, de "Paris-Saïgon : 16 000 km en 2CV dans l'esprit de Larigaudie" - atrocement mal écrit, mais lu, en pestant, jusqu'à la fin (car allez trouver un livre en français lorsque vous êtes au fin fond du Vietnam... Et puis finalement je l'ai échangé contre un autre livre dans un petit troc de livres à Hue) - à l'excellentissime Lettres de Russie de Marquis de Custine, ces livres nous font triplement voyager. Triplement, car, comme disait Hugo, "lire, c'est voyager", mais, comme disait Homère, chaque voyage est aussi un voyage à l'intérieur de soi. Nous voyageons donc par procuration en lisant, mais nous voyageons surtout dans les méandres de l'âme de ces personnages étonnants.

En puisant dans les récits de voyage de dizaines de femmes françaises qui ont exloré les pays lointains au XIXe siècle, Françoise Lapeyre tisse un récit passionnant ponctué un chapitrage pertinent: on y parle des globe-trotteuses, des aventurières, des femmes de sciences et des femmes de rang, de leurs maris et des costumes, des curiosités et de la foi coloniale, des coquettes et de la condition féminine, de "celles qui regardent le monde et [de] celles qui se regardent dans le monde, offrant le spectacle de leur gracieuse personne à ceux qui ont le privilège de les rencontrer"... Si l'on a du mal, parfois, à retenir les noms de ces voyageuses et à se souvenir de la personnalité de chacune, c'est surtout leur esprit "collectif" qui en ressort gagnant: en insérant leurs propos dans un contexte historique, en confrontant les opinions des unes et des autres, Françoise Lapeyre parvient à faire vivre cette petite élite d'explorateurs qui ont tant contribué à notre connaissance du monde.

Les moeurs de certaines nous font sourire, comme cette adorable Mme Durand-Fardel qui, visitant un temple à Tokyo, "ne peut s'empêcher de détacher de la boiserie une petite fleur de lotus en bois doré: "Notre bonze conducteur marchant à côté de nous me gênait beaucoup car j'avais envie d'emporter un petit souvenir de ce lieu de recueillement", se plaint-elle avec beaucoup de candeur, tandis que son mari recueille, à Shanghai, la tête d'un pirate chinois que l'on devait pendre "et qui l'avait bien mérité". Il obtient l'autorisation d'emporter la tête du pendu, la prépare et la met dans un petit baril d'alcool "destiné à la Société d'anthropologie qui lui avait demandé un crâne et un cerveau de Chinois".

Les femmes voient souvent plus, sinon différemment que les hommes: ainsi, elles sont les seuls à pouvoir pénétrer dans les harems... "Jane Dieulafoy, avec quatre harems à visiter, n'arrive que péniblement au bout de ses devoirs: "J'avais dans mes diverses visites absorbé sans sourciller huit ou dix tasses de thé et de café, des confitures au miel, des bonbons en plâtre, des citrons doux. J'avais prêté mon casque, ma veste, mes souliers eux-mêmes, prédit à mon hôtesse la naissance d'un héritier, je méritais bien quelque repos." Si beaucoup sont insensibles aux malheures des esclaves, toutes s'intéressent à la condition féminine des pays qu'elles traversent. Olympe Audouard s'exclame ainsi: "C'est du Nord que nous vient la lumière, et c'est à la Russie que revient la gloire d'avoir la première accordé à la femme égalité dans les lois, droit à l'instruction et à toutes les sciences, et droit au travail."

En passant, on découvres des milliers de petites choses - par exemple, comment les premiers guides de voyage (Thomas Cook, Baedeker) apparus à l'époque ont tracé les circuits touristiques que l'on sillonne encore aujourd'hui. Le livre mérite son titre de "roman" - car il ne s'agit pas d'extraits de journaux intimes juxtaposés, mais d'une vraie saga polyphonique, facile et agréable à lire grâce à l'écriture enlevée de l'auteur.

Le roman des voyageuses françaises est un vrai livre de voyage - emportez-le avec vous lorsque vous partirez dans un pays lointain (ou "exotique", comme on dit aujourd'hui): non pas pour comparer vos impressions, mais pour vous donner une idée des mille et une façons de voyager, et ainsi trouver la vôtre. Certaines des réactions de ces voyageuses vous offusqueront, et puis tout à coup vous ferez la parallèle avec ce que avez dit la veille au sujet d'un mendiant sale qui vous a poursuivi pendant dix minutes. D'autres s'extasieront sur un coucher de soleil magnifique qui vous fera, à vous aussi, oublier les difficultés du voyage pendant quelques instants... Autant de manières de renouer non pas avec nos ancêtres les voyageurs, dont nous avons encore tant à apprendre.

A lire sur le web: l'Afrique vue par les voyageuses françaises au XIXe siècle ici.

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Images utilisées: portrait de Jane Dieulafoy dans le costume qu'elle a choisi pour traverser la Perse; portrait de Léonie d'Aunet.