(Photo) Anna Kharina, ou comment écouter une photo? | Une Russe à Paris
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mercredi 15 avril 2009

(Photo) Anna Kharina, ou comment écouter une photo?

Anna Kharina est la reine des textures, du rugueux et du soyeux, du flou et du net, du rêche, du doux, du lisse, du vaporeux... Sur ses photos, au-delà de la perfection des lignes (regardez ce menton qu'aucune miss monde préfabriquée ne puisse atteindre) et de la dynamique des éléments, on est envahi par un vif sentiment du monde réel. N'avez-vous pas l'impression de toucher cette natte, de sentir le crissement des cheveux sous les doigts, de sentir un vent léger qui refroidit ce visage...

Curieusement pour des photographies, celles d'Anna Kharina exploitent le toucher et l'ouïe avant presque que le regard se pose sur le cliché. D'ailleurs, la composition même de la photo - la main, les yeux fermés nous l'indiquent: "Entendez-vous? Ecoutez..." semble nous dire la jeune fille. Et - sa bouche est entrouverte (contrairement au fameux trio des singes de la sagesse): "J'entends, je sens et je le dis".


Voici une autre photo sur le même thème, en couleur cette fois-ci: le travail sur le grain de la peau est absolument remarquable, relevé par le reflet humide des lèvres: une pétale de rose dans un bol de lait (cliquez dessus pour voir la photo en grand).Va-t-elle sourire?

Adepte du moyen format, Anna Kharina trouve toujours un cadrage parfait pour remplir de sens ce petit carré 6x6cm que la pellicule lui laisse pour exprimer une idée.Que ce soit en noir et blanc ou en couleur, ses photos sont des aimants pour le regard: tantôt le regard se fixe sur un détail savamment mis en avant, tantôt il se perd dans un horizon non moins savamment orchestré, comme sur cette photo-ci:

La Mer d'Azov, Taganrog. Lorsqu'on vous dit "mer", on pense "bleu", "vagues", "vent", "sable"... Loin des clichés, c'est une route vers "la vie en rose" qu'Anna Kharina met en scène, en rendant admirablement la nuance que prend la neige lorsque le soleil matinal se pose dessus en hiver.

Tous ceux qui ont fait leurs études en France ont déjà entendu la fameuse phrase sur les eskimos qui ont 33 (ou plus?) mots différents pour dire "neige". Il y en a certainement beaucoup moins en russe (dix? quinze?), mais cela reste d'une richesse inouïe pour l'oeil et l'oreille des français qui ne voient la neige qu'une semaine par an. Ici, étrangement, cette mer d'Azov me fait penser à la "route de la vie" sur le lac de Ladoga enneigé qui avait sauvé tant de vies pendant le blocus de Leningrad (à ce sujet, lisez La vie d'un homme inconnu d'Andreï Makine) - ça doit être l'influence de mes lectures du moment.


Je garde ma photo préférée pour la fin: elle va sans doute vous surprendre. A la frontière entre le noir et blanc et la couleur, l'objet et le non-objet, ce n'est qu'une nature morte... Un verre de lait sur un rebord de fenêtre, quoi de plus simple? Mais essayez de le prendre en photo - comment rendre la photo intéressante? Comment rendre le goût du lait dans une photo? Comment évoquer cette enfance où le lait avait du goût et les verres, des facettes? Où le rebord de fenêtre était un endroit où bouquiner et observer la vie dans la cour? Anna Kharina sait le faire. Et pour cela, je ne peux que l'admirer.

Pour en savoir plus: voir la galerie d'Anna Kharina sur Flickr.