mardi 14 octobre 2008

(Livres) Courir de Jean Echenoz

Je paye mon dû à la rentrée littéraire (et, pour une fois, un livre que je ne lis pas pour le travail!) avec cette nouvelle - comment l'appeller? Biographie? - de Jean Echenoz, Courir. Vous vous souvenez peut-être, il y a deux ans, Jean Echenoz s'essayait, avec Ravel, dans un nouveau genre: la biographie romancée. Dis comme ça, cela fait penser à Christian Jacq, mais chez Echenoz, point de vulgarisation, point de vulgarité, et (presque) point de biographie! Un livre qui part d'un intérêt presque obsessionnel pour un personnage, au point où l'on commence à le voir en rêve, à l'imaginer parler, manger, vivre comme n'importe quelle autre personne - c'est là que Echenoz le rescuscite, à travers le livre. Plus qu'une biographie, c'est surtout un portrait psychologique du personnage en question.

Cette fois-ci, il parle d'Emile Zatopek. Comme beaucoup d'entre nous, Jean Echenoz ne connaissait rien de Zatopek. Si vous avez déjà vu Echenoz, il n'y a pas plus éloigné de la course à pied que lui. (ah oui, Emile Zatopek est en fait un des plus grands coureurs de tous les temps). "Le doux Emile". Avec ces mots, tout est dit. Ce doux Emile qui aimait souffrir au point d'en avoir fait sa carrière, comment vivait-il? A quoi pensait-il? Comment ressentait-il cette douleur que provoquait en lui chaque course? Peu à peu, le sportif se révèle, à travers les péripéties sportives et politiques de l'époque, de la Seconde guerre mondiale au Printemps de Prague.

Jean Echenoz est le maître ès observation - et d'autant plus qu'il observe quelqu'un qu'il n'a, en réalité, jamais vu. Mais lorsqu'on lit la description du style si étrange, si incorrect, si scandaleux d'Emile Zatopek - et que l'on compare cette description aux photos que nous avons de Zatopek, on se rend compte que l'on ne pouvait pas trouver de mots plus justes pour dire son corps.

"Emile, on dirait qu'il creuse ou qu'il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d'élégance, Emile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure.

Il a l'air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas là sauf qu'il est là plus que personne et, ramassée entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à gauche. (...) Il donne en course l'apparence d'un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l'harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité."

Une belle lecture, entre deux hommes humbles qui se parlent à travers une écriture lumineuse dans sa naïveté.

A lire ailleurs: une très belle critique de Pierre Assouline sur son blog

PS: message de service. 1) je pars à Vienne, donc a) désolée pour les fautes et les imperfections dans ce post, pas le temps de relire! b) je répondrai à tous vos commentaires au retour. 2) il y a un problème sur le formulaire des commentaires qui n'est plus le même, donc les anciens n'apparaissent plus. Ne vous inquiétez pas, je les ai, mais ça merde et je ne sais pas encore pourquoi. Ca va revenir! Tout comme moi.

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lundi 13 octobre 2008

(Cine) Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen, ou l'Auberge Espagnole revue et corrigee

Il y a des films dont on attend trop. Ceux dont on a trop entendu parler même si l'on pris soin d'éviter toute critique, toute interview avant de s'être confortablement installé dans le fauteuil de cinéma, le ticket à la main. J'ai la sensation que l'on devrait voir tous les films par hasard, les découvrir par surprise - ce n'est qu'ainsi que leur effet peut atteindre le maximum. Je n'avais pourtant attendu que quelques jours avant d'aller voir le dernier Woody Allen! Ne me comprenez pas mal: il est très bien. Mais, dans mon coeur (à ce que je suis sentimentale ce soir, pouah!) il ne détrônera jamais Match Point.

L'histoire: Vicky et Cristina, deux jeunes femmes américaines aux opinions diamétralement opposées sur l'amour, viennent à Barcelone pour y passer un été placé sous le signe de "l'identité catalan". Mais le voyage touristique un brin niais se révèle autrement plus torride quand elle font la rencontre de Juan Antonio, un peintre aux amours difficiles.

Décidément, Woody se renouvelle. Mais sa présence reste palpable et surtout audible: il semble parler à travers chacun des personnages! Le style des répliques, le répondant, le mordant, la névrose, le flot ininterrompu de paroles dans les moments de maladresse, les envolées philosophiques, le rythme - tout est est. Je pouvais facilement imaginer Woody prononcer chacune de ces répliques. A un moment, l'impression devient dérangeante tellement cela paraît évident. Si vous aimez Woody Allen, avec Vicky Cristina Barcelona, vous l'aurez au quintuple, et dans les deux sexes, s'il vous plaît! Car il s'agit bien de cinq portraits - quatre femmes et un homme-fantasme (à propos de Woody Allen et de ses fantaisies sexuelles, vous devez a-bso-lu-ment lire son journal de tournage, hilarant).

Que dire du film sans vous trop en dévoiler, sans vous ôter la surprise de la découverte? Rien, ce serait le mieux. Mais comme, dans ce cas, il faudrait que j'arrête d'écrire sur ce blog, je continue encore un peu... Les acteurs? Une nouvelle actrice très woodyallenesque, Rebecca Hall (elle m'a rappelé un mélange entre la jeune Diane Keaton, pour l'énergie, et Mariel Hemingway, la jeune fille de Manhattan, pour son côté sincère et romantique). Une Scarlett Johansson toujours dans le même registre de la jeune fille candide et explosive. Une Penelope Cruz crédible en artiste hystérique mais séduisante. Et enfin Javier Bardem, séduisant en...

chemise rouge Prada (mais si, vous voyez très bien de laquelle je parle, celle que Carrie a acheté à Jack Burger chez Prada, la rouge, mais si!!! Euh? Quoi? J'ai des références dépassées?) - moi qui pensais que jamais il ne parviendrait à effacer son image dans No Country for Old Men, j'avais tort et j'en suis très heureuse. Je l'ai trouvé fabuleux dans ce rôle taillé sur mesure par Woody Allen.

Une bande originale parfaite pour la "Barcelone de carte postale" - ce doit être exactement comment les américains imaginent la musique espagnole, enjouée, aux motifs andalous et des voix suaves (la légende dit que le groupe a simplement déposé un CD à l'hôtel de Woody Allen en Espagne, qu'il l'a écoute et a adoré. On adore trop ces histoires sur les génies accessibles pour y renoncer! Et puis, ça dit aussi que, si on avait un peu de culot, nous aussi, on pourrait... mais en fait non)

Au final, une jolie histoire bien écrite, bien tournée, bien jouée, bien chantée. Mention Bien. On réservera les félicitations pour la prochaine fois!

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dimanche 12 octobre 2008

(Musiques) Les Chansons d'Amour, ou Alex Beaupain en concert

Si vous avez été, comme moi, séduits par "Les chansons d'amour" de Christophe Honoré l'année dernière, le nom d'Alex Beaupain ne vous est certainement pas inconnu. Chanteur et compositeur, il avait signé la musique du film qui s'inspire de sa propre histoire. Des chansons tristes comme la pluie où, parfois, on aperçoit une étincelle.

Face à la salle extatique et aux deux ( !) équipes de télévision qui filmaient le concert ce soir-là, je ne pouvais pas m’empêcher de penser : mais qu’est-ce qui manque ? A la fin, je me sentais épuisée mais j’ai eu la réponse : l’énergie. Alex Beaupain est un compositeur intéressant, et ses vers ne sont pas sans me toucher, mais il manque cruellement d’un ingrédient sans lequel on ne devient jamais un vrai interprète : cette énergie que vous avez en plus et que vous partagez avec le public. Ce soir-là, pour moi, c’était le contraire - je me faisais littéralement vampiriser par Alex Beaupain ! L’image est forte, et l’accusation, sévère. Mais si l’on compare son interprétation des chansons des « Chansons d’amour » avec celle des comédiens, il n’y a pas l’ombre d’un doute, les interprétations de Louis Garrel, Ludivine Sagnier ou encore Chiara Mastroianni apportent tellement plus! Le temps montrera si j’ai raison - et j’ai follement envie de m’être trompée tellement j’aime ce qu’il écrit. Ceux qui n'ont pas été au concert pourront juger sur pièce dans ce nouveau clip qui, je trouve, illustre parfaitement ce que je voulais dire.

--I want to go home - video --


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Un autre bémol (il commence à y en avoir beaucoup), c’est le choix des chansons - vers le milieu du concert, certaines avaient fini par se ressembler au point de lasser. Même rythme, même thématique (humeur triste + pluie à Paris), mêmes tonalités, même violoncelle…. Ce concert aurait pu être quarante minutes plus court et il n’aurait rien perdu ! Alex Beaupain a mené le concert avec un humour pince sans rire bien sympathique dont on regrette l'absence dans ses chansons. Il est rare qu'un chanteur soit aussi à l'aise avec son public sans tomber dans le surjoué.

Un des problèmes majeurs était l’arrangement. Avec l’introduction d’une batterie, d’un violoncelle, d’une guitare électrique et d’un synthétiseur, les chansons d’Alex Beaupain perdent leur caractère intime, cela fait trop « Alex Beaupain à la Star’Ac » (le violoncelle rend ses chansons trop gnagnan, et pourtant j'adore cet instrument). Finalement, l’émotion ne vient que lors de « Brooklyn Bridge », interprétée en bis, au piano solo.

Dates de ses prochains concerts sur son Myspace ici.
Son dernier album, 33 tours, en écoute sur Deezer ici.

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vendredi 10 octobre 2008

(Photo) La vie russe selon Vladimir Schraga

© Vladimir Schraga


Je me suis dit que cela faisait longtemps que je ne vous ai pas parlé de photo, alors que j'ai découvert, récemment, quelques très bons photographes. Je vous en présente un aujourd'hui: Vladimir Schraga, un jeune photographe russe qui (après investigation), a étudié dans la même promotion que Konstantin Zilberburg dont je vous ai parlé il y a quelques mois. Je commence à me dire que l'école №239 de Saint-Pétersbourg a quelque chose de spécial (je veux dire, pour un lycée mathématique, c'est tout de même étrange que de donner naissance à des gens avec une vision aussi intéressante et vive de la réalité).

Contrairement à Konstantin Zilberburg, qui construit un monde presque merveilleux aux personnages souvent loufoques ou en tout cas pleins d'avenir, Vladimir Schraga se fait chantre de la Russie à la dérive. Il pose un regard réaliste teinté de romantisme sur les habitants des villes de province, sur les décrépitudes des paysages urbains, sur les vieillards qui sortent leurs médailles et leurs meilleurs habits pour la fête de la Victoire du 9 mai... Des sujets qui sont dignes d'un éthnologue qui étudie ce monde qui sombrera un jour dans l'oubli. Mais une palette de vrai photographe révèle, ici par une touche de couleur inattendue, là par un cadrage bien maîtrisé, la saveur de la vie, la douleur de l'existence, les joies du quotidien. Observateur, Vladimir Schraga excelle dans le genre du portrait (comme dans ce portrait d'un ouvrier à Tver, ci-dessous; ou dans ce portrait de l'acteur Vadim Amirkhanov), mais aussi dans ces scènes sociales aux personnages dignes de Gorki, ou alors de Saltykov-Schedrin. Un vieillard trouve un écran d'ordinateur abandonné sous la neige, et à demi caché par le paraplui, son regard effrayé rencontre le nôtre - a-t-il peur que nous soyons témoins de sa décadence? Une vieille vient mendier au portes d'un casino à Tver ("Le prince et la mendiante"), et son geste, si éloquent, nous renvoit aux peintures bibliques. Un couple danse, le jour de la Victoire - et l'on songe aux posters de propagande soviétique. Une mariée soutient sa longue jupe froufroutante, face à une limousine louée pour l'occasion - mais derrière se profile le mur décrêpi de l'immeuble, en dévoilant traîtreusement la vie qui attend la belle mariée, une fois les bulles de champagne évaporées... Mais il parvient aussi à saisir des paysages russes magnifiques qui donnent l'impression d'effacer une bonne centaine d'années (ci-dessus, le village de Zapolye au petit matin, dans la région de Pskov)!

Ci-dessous, la nuque façon shar-pei d'un biker; un ouvrier à Tver; les dévots de Hare Krishna dansant dans les rues de Saint-Pétersbourg.(Placez votre souris sur la photo si vous voulez arrêter le défilement).




© photos Vladimir Schraga



Vous pouvez voir les meilleurs photos de Vladimir Schraga sur son blog ici (appuyer sur "Взад на 20 записей" en haut à droite pour voir les messages précédents).

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lundi 6 octobre 2008

(Cine) Appaloosa de Ed Harris: un western tres James Bond!

Appaloosa est le premier des cinq films que je devrai voir contre mon gré, suite à la triste histoire de Be Happy (j'avais perdu le droit de choix au ciné pour cinq films - je le rappelle pour ceux qui ne suivent pas). Et finalement, quelle bonne surprise! Un western soigné dont l'intrigue tient (plus que) debout, aux éclats d'humour noir tout à fait inattendus. Ed Harris et Viggo Mortensen sont tout juste parfaits dans cette histoire d'amitié. Moi qui n'aime pas trop les westerns (probablement une overdose de "spaghetti westerns" lors de mon cours de cinéma italien), je suis conquise.

L'histoire: Appaloosa est une petite ville au Nouveau Mexique qui tremble sous le joug de Randall Bragg (Jeremy Irons). Virgil Cole (Ed Harris) et Everett Hitch (Viggo Mortensen) viennent au secours des notables de la ville... Mais même un sherif peut tomber dans le piège des sentiments!

--bande-annonce--

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Je ne peux pas me défaire de l'impression que Virgil Cole se réincarne en sherif de No country for old men: vous vous souvenez de ce vieux sherif casé depuis longtemps qui décide de jeter l'éponge car il ne reconnaît plus son pays. Dans Appaloosa, on voit quel pays lui manquait tant...

Pour la plupart des acteurs, il s'agit d'un début dans un western, (y compris pour Ed Harris-réalisateur), et pourtant le style est là. Appaloosa est avant tout l'histoire d'une amitié entre deux hommes entre lesquels on ressent d'emblée un lien profond. On ne saurait trouver de meilleurs acteurs qu'Ed Harris et Viggo Mortensen (qui ont déjà travaillé ensemble dans A History of Violence) pour incarner ce duo. Ed Harris ressemble à Daniel Craig dans James Bond, mais en plus vieux, surtout quand il a son chapeau (car quand il l'enlève, l'absence de la chevelure gâche quelque peu le côté glamour). Face à eux, Renée Zellwegger construit un portrait intéressant (ce qui est rares pour les femmes dans les westerns, d'habitude il s'agit simplement d'une blondasse que les cowboys ennemis se volent à tour de rôle). Là, cette femme étonnamment élégante (on est quand même dans un film) propulse l'histoire sur un autre niveau, où le sherif n'a pas qu'à affronter les méchants, mais aussi ses propres sentiments. Quant à Jeremy Irons, son personnage me rappelle beaucoup celui de Daniel Day Lewis dans There will be blood. Convaincant, maléfique et charmeur. Notez également le vieux juge (joué par le père d'Ed Harris), qui a un tout petit rôle mais qui montre bien le genre de justice que l'on rendait à l'époque.

Au final: un très bon film (peut-être pas le meilleur des westerns), dont la recette ravira autant les amateurs de drames et de comédies... sans en dégoûter aucun! Le jeu des acteurs et le mordant des répliques restent les meilleurs atouts d'Appaloosa; tandis que certains regretteront peut-être le côté trop "léché" (des costumes qui ont l'air de sortir de pressing TOUT LE TEMPS). Un western très James Bond.

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vendredi 3 octobre 2008

(Livres) Vivre en russe de Georges Nivat

« Si j’ai aimé la Russie, c’est avant tout parce que j’ai aimé la langue russe », écrit Georges Nivat, un des plus grands slavistes au monde, à qui l’on doit, en France, la découverte de nombreux auteurs russes dont Soljenitsyne et André Bély. « Vivre en russe » clôt la trilogie qu’il consacra à la Russie.

Un étranger qui avoue modestement avoir lu Le Docteur Jivago « en manuscrit avant sa publication » est un prodige. Un prodige, car ces quelques mots - « Jivago », « lu », « manuscrit » - suffisent pour inspirer à n’importe quel Russe une admiration profonde pour celui qui les prononce. Tout d’abord, parce que rares furent les étrangers à avoir soulevé le rideau de fer qui séparait l’URSS du reste du monde dans les années 1950, auxquelles renvoie le roman de Pasternak. Plus rares encore furent ceux à qui un manuscrit de celui que l’on prénommait déjà « le classique » avait pu être confié avant sa publication. Le lecteur étranger qui découvre ainsi un chef-d’œuvre dont le monde ignore encore l’existence, et le découvre dans le texte - en russe - accomplit un exploit mythique qui, dans l’esprit russe, lui confère l’aura d’un aventurier-poète. Tel un Indiana Jones de la littérature, il découvre les trésors ensevelis de la langue russe jalousement gardés par les difficultés de la grammaire, les épreuves de l’orthographe, les énigmes de la poésie et les griffes de la censure. Mais qui est donc Georges Nivat, ce fin connaisseur et amoureux de la Russie, cet inconnu ayant osé s’engouffrer dans les méandres de la pensée russe ?

Rien ne le prédisposait à consacrer sa vie à la Russie. Mais, dès sa jeunesse, de rencontre en rencontre, George Nivat finit par tomber dans le chaudron slave où, « filant et tissant sans cesse les vocables » , bouillonnait la langue russe. Qui mieux que lui peut alors transmettre l’amour de cette langue éternellement jeune qui ne cesse de se transformer et qui « vous garde à l’école toute la vie » ?

Le russe a ceci de particulier qu’il touche aux concepts les plus profonds et à la façon dont s’articule la pensée russe comme aucune autre langue ne le fait pour sa propre culture. Ainsi, la remarque la plus insignifiante au premier regard peut transformer notre façon de voir le monde russe. George Nivat parle de la « sobornost »*, et ajoute que le mot « paysan » en russe (« krestyanin ») ne provient pas de la racine « payen » comme en français, mais du mot « chrétien ». Quelle lumière cette remarque lapidaire projette sur le concept à première vue aride de la « sobornost » ! Quelles couleurs il revêt grâce à un détail linguistique !

Articulé en treize parties, le livre aborde à la fois des sujets transversaux (les lieux, les mythes, l’orthodoxie, la nostalgie soviétique…) et des phénomènes culturels précis (des écrivains, des peintres ou encore des cinéastes) pour se terminer par une des questions les plus actuelles : « Quelle Europe ? ». Le résultat est une « autobiographie intellectuelle » : ouvrage qui n’est, comme on le dit si joliment en russe, « ni poisson ni viande ».

Il ne s’agit ni d’une étude universitaire, bien que « Vivre en russe » en possède la méthode et la profondeur, ni de mémoires, bien que la vie et le personnage de George Nivat transparaissent en filigrane sur chaque page, à travers ses rencontres et ses lectures. Un curieux mélange d’amour et d’érudition qui constitue peut-être le chemin le plus juste vers la découverte de ce que les français nomment « l’âme russe ».

« Vivre en russe » est un livre exigeant - trop peut-être pour ceux qui ne sont pas déjà familiers avec la littérature russe. Ceux qui ne font que commencer leur voyage dans la culture russe auront raison de lui préférer l’excellent Les sites de la mémoire russe, dirigé également par Georges Nivat et plus accessible au grand public.

* « la nature conciliaire de l’Eglise et sa capacité à surmonter l’individuel tout en respectant la liberté de chaque personne ». Sobor veut dire "cathédrale", mais c'est également la racine du verbe "se réunir". Ainsi, un bonheur individuel n'est pas envisageable dans le cadre de la sobornost, concept qui régissait le monde russe à plus de 90% composé de paysans.

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