(Livres) Grandeur et declin de Lily Bourbon, poetesse et catin - de Iouri Droujnikov | Une Russe à Paris
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dimanche 7 septembre 2008

(Livres) Grandeur et declin de Lily Bourbon, poetesse et catin - de Iouri Droujnikov

Je l'avais mentionné il y a quelque temps (ici), je vous en parle enfin! Le dernier (dernier, parce que dernier et parce que l'auteur est mort au mois de mai dernier) roman de Iouri Droujnikov, Grandeur et déclin de Lily Bourbon, poétesse et catin, est sorti il y a quelques jours chez Fayard. Un roman drôle et excentrique raconte les aventures de Lily Bourbon, "poétesse et catin" qui, âgée de quatre-vingt-seize ans, arrive aux Etats-Unis pour conquérir des coeurs... et des porte-monnaie. En trempant sa plume dans l'encre de l'humour noir, Droujnikov peint un portrait d'une femme extraordinaire, entre l'éloge et la caricature de la vieillesse "dorée". Mais "Grandeur et déclin..." est aussi une fresque de l'immigration russe des Etats-Unis réalisée dans les meilleures traditions du roman satirique russe.


Droujnikov est un personnage à part dans le paysage littéraire russe: émigré aux Etats-Unis en 1987 après dix ans de traque avec, pour seule perspective, l'enfermement en hôpital psychiatrique, il n'a jamais été perçu comme un écrivain "russe", mais comme appartenant à ce qu'on appelle en russe "Russes de l'étranger" (русское зарубежье). Depuis 1917, voire avant pour ceux qui fuyaient la Première Guerre mondiale, les écrivains et artistes russes avaient formé, à l'étranger, une étrange communauté hétéroclite unie par le sentiment de nostalgie décuplé par l'impossibilité du retour. Si certains, comme Droujnikov, ont pu revoir la Russie et même y être publiés, ils n'ont plus jamais fait partie de la littérature russe "métropolitaine" qui continua à évoluer selon sa propre trajectoire et ses propres lois du marché.

Les oeuvres "russes" de Droujnikov sont donc aujourd'hui relativement peu connues. A l'étranger, il s'est fait connaître grâce à la traduction anglaise de son roman Des anges sur la pointe d'une aiguille qui fait partie de la liste "Meilleurs ouvrages de la littérature contemporaine en traduction" de l'UNESCO, et que Soljenitsyne a qualifié de "livre essentiel" (n'ayant pas lu ce roman, je ne peux que le croire sur parole. Ceci dit, j'ai l'impression qu'il y a quand même des désavantages à la canonisation actuelle de Soljenitsyne: ça me rappelle la vieille tendance communiste qui fut de citer Lénine à propos de tout et n'importe quoi). 

"Grandeur et déclin de Lily Bourbon, poétesse et catin" me rappelle les grands et moins grands maîtres du roman satirique soviétique: bien sûr, Ilf et Petrov (ce sont des as, si vous n'avez pas lu leurs Les Douze Chaises et Le Veau d'or, faites-le! Ce sont des romans fondateurs de l'humour soviétique!), Zochtchenko, mais aussi Vladimir Kounine dont le drôlissime "Ivanov et Rabinovitch, ou "I go to Haifa!"" n'est malheureusement pas traduit en français (pour les russophones, tout cela est bien évidemment téléchargeable sur Internet, ne serait-ce que sur lib.ru). Si Droujnikov n'atteint pas les sommets de l'art de la satire, il a le mérite de le renouveler avec des thématiques inédites, telles l'immigration russe, la vieillesse, la "chasse au mari étranger" de certaines femmes russes et le "rêve américain" dans son interprétation russe. 

L'histoire: dans les années 1920, la jeune Lily Chapiro épouse Andreï Gastonovitch Bourbon, poète pour enfants et descendants des Bourbons. Bientôt, son mari est interdit de publication (car "aristocrate"), et ses vers sont publiés sous le nom de sa femme. C'est ainsi que Lily Bourbon est promue coryphée de la littérature enfantine et commence à surfer, de vague en vague, de mari en mari, sur les sommets du pouvoir communiste. Après la chute de l'URSS, elle émigre aux Etats-Unis à la recherche d'une nouvelle vie, persuadée que "une vie sans risques serait comme une soupe sans sel". Là commence l'histoire racontée par Droujnikov. Autour d'elle, gravitent divers "prétendants" (un professeur spécialiste de Hemingway, un retraité américain, un tanguero mexicain, un immigré russe illégal...), et puis ce professeur russe de Berkley (Droujnikov lui-même), chargé de traduire l'amour desdits prétendants en la langue de Pouchkine.

Quelques extraits: 

"Devant nous se tenait une vieille femme longue comme une perche, d'un âge difficile à déterminer, les seins jaunes collés au ventre et encadrant un collier de perles d'ambre grosses comme des grains de raisin, collier qui constituait son unique vêtement, à l'exception de ses escarpins rouges à hauts talons. (...) Après avoir examiné attentivement ma femme, elle s'en écarta suffisamment pour éviter toute comparaison. Elle avait tort. A sa manière, cette femme était belle. Il émanait d'elle un fluide magique (...) Pour la première fois de ma vie, je comprenais que le corps féminin est si parfait que l'âge peut le modifier mais ne peut l'abîmer. Il reste quelque chose de la perfection des lignes et même, je le jure (...), une certaine attraction sexuelle. (...). Les vieilles femmes nues sont magnifiques - j'en suis convaincu et vous ne me ferez pas changer d'avis".

Ken, retraité américain enflammé par la sensualité de Lily, persuade le narrateur de l'aider avec la demande en mariage:

"Je me résous donc à offrir à Lily la main et le coeur... d'un autre. (...)
- Il se fiche de moi ou quoi?
- Pensez-vous! Ken est absolument sérieux.
- S'il est sérieux, pourquoi me propose-t-il des inepties pareilles? Officiellement, j'ai été mariée dix-huit fois, en réalité j'en ai perdu le compte. Il est complètement stupide!

Elle baissa le ton et, sans la moindre émotion, poursuivit en marmonnant:
- Ne traduisez pas ça, jeune homme. Voilà ce que vous allez lui dire...
Ses yeux brillèrent d'un éclat soudain, un sourire de bonheur retrouvé éclaira son visage rajeuni. Elle tourna son regard vers Ken, battit des paupières avec coquetterie et (...) murmura:
- Si tu insistes, mon chéri, je suis d'accord.

Un grand bravo à la traductrice Marilyne Fellous pour avoir trouvé le titre français (le titre original étant simplement... "Superfemme" Superwoman, quoi), mais aussi pour avoir su transmettre les subtilités de l'humour de Droujnikov en français. C'est un des rares livres traduits du russe que j'aie été capable de lire en français sans éprouver le besoin de jeter un coup d'oeil dans l'original.