Hier soir, mue par des contradictions terribles ("tout le monde crie au chef d'oeuvre - mais j'ai détesté le livre"), je me suis précipitée pour voir Entre les murs de Laurent Cantet. Bien m'en a pris, car j'ai découvert un film juste, drôle, profond - superbe. En une semaine, je suis ainsi passée d'une jeunesse rêvée dans La Belle Personne de Christophe Honoré à une adolescence en tourmente captée par Laurent Cantet. Si le premier se faufile dans les colonnades du lycée Molière dans le 16e arrondissement de Paris, le deuxième nous fait pénétrer dans la cour en béton d'un collège difficile du 20e. Entre les deux, un fossé. Un abîme révélateur des maux de la société française et, sans doute, annonciateur des maux à venir. Est-ce une coïncidence que les deux films sortent presque simultanément sur les écrans?
Ce qui unit ces deux films si opposés au premier coup d'oeil, c'est leur rapport à la langue et au langage. Au lycée Molière, la langue est si raffinée que l'on ne croit pas qu'un adolescent puisse en être l'auteur; les élèves de François Bégaudeau ne maîtrisent pas les bases mêmes du français et ne parviennent qu'à grand-peine à exprimer les sentiments et les idées les plus basiques. Au lycée Molière, les amoureux transis explorent l'étendue des délices et des souffrances des relations sentimentales avec une femme russe, les limites de l'amitié et la poésie de Pasternak en russe. La poésie est d'ailleurs ce qui exprime le mieux leurs tourments. Les élèves de la 4ème "Bégaudeau" sont incompréhensibles et donc incompris des adultes: ne sachant verbaliser leur honte ou leur mal-être, ils n'y trouvent pas d'autre sortie que les insultes dont ils comprennent à peine le sens, et la violence physique. Cette passerelle entre l'oral et le corporel est aussi ce qui relie les deux films. Le geste désespéré d'Otto de La Belle Personne et la révolte de Souleymane (Franck Keïta) dans Entre les murs ne sont rien d'autre qu'une expression physique d'une souffrance indicible, inexprimable autrement. Que l'on maîtrise une langue ou non, il arrive toujours un moment où les mots ne suffisent plus.
Chez Christophe Honoré, on découvre une jeunesse idéalisée, plus proche de Werther que des lycéens d'aujourd'hui (ou même d'hier). Absolument irréaliste, mais si attirante vision de la jeunesse - La Belle Personne donne envie de s'embrasser fougueusement dans la rue et... de revivre ses années de jeunesse. "Si la jeunesse savait, si la vieillesse pouvait!" Nous, on aimerait tellement, avec notre expérience d'aujourd'hui, retrouver la fougue des héros de Christophe Honoré. On aimerait bien que les jeunes d'aujourd'hui aient des relations aussi poétiques et exaltées, mais l'on se doute bien que ce ne soit pas le cas. Dans la trilogie composée de Dans Paris, Les Chansons d'Amour et La Belle Personne, je préfère encore et toujours le deuxième opus. Il n'empêche que La Belle Personne (qui m'a beaucoup fait penser à Péril jeune de Cédric Klapisch) était un dernier trait indispensable à ce triptyque rêveur.
Chez Laurent Cantet, on change d'univers. Point de rêverie, ici les plans rapprochés ne sont pas amoureux du grain de peau des jeunes filles (et jeunes hommes) en fleur; ils exploitent sans merci les appareils dentaires des élèves, leurs gestes nerveux, les calvities naissantes et les sourires gênés des profs... Si la jeunesse d'Honoré s'inscrit dans Paris, n'existe pas sans Paris, n'existe que parce que Paris existe, chez Laurent Cantet on se trouve dans un presque huis clos limité au bâtiment du collège et sa cour.
"Ah bon, donc vous sortez?" - s'étonne le prof.
"Ben ouais, on sort, on va partout, cinquième, dix-neuvième, lafayette (ça s'écrit comment Lafayette, monsieur?)"... mais ils avouent que leur vie "n'est pas passionnante - on va en cours, on bouffe, on dort".
"Oui, mais ce que vous ressentez..." "Et bien, ce qu'on ressent, ça nous regarde!"
Ce qu'ils ressentent, ces collégiens dont la vie nous est si étrangère, c'est bien le sujet du film. Car, au-delà des problèmes sociaux, des soucis des profs, de l'ignorance ahurissante de leurs élèves, on parle toujours et surtout des sentiments - de la honte, du respect, de la fameuse "attitude"...
On pourrait longuement discuter sur le problème que pose l'existence d'un tel nombre de jeunes ignorants (à quatorze ans, conjuguer le verbe "croire" comme "je crois (mais non, monsieur, déjà "je crois" c'est avec un "t"!), tu crois, il croit, nous croitons, vous croitez, ils croitent" c'est inacceptable et probablement impossible à rattraper). Proposer des solutions, chercher des raisons... Ce n'est pas le but de François Bégaudeau et de Laurent Cantet: ce qu'ils veulent c'est de nous rappeler qu'ils sont bien là, ces jeunes, qu'ils existent, qu'ils vont grandir, et qu'il faut savoir comment les aider à vivre, maintenant. Aussi les scénaristes parviennent-ils à éviter la polémique que le sujet soulève inévitablement et à garder une certaine impartialité en reflétant à la fois le désespoir des profs face à ces "sauvageons", et le désespoire des élèves face à ces adultes qui ne les comprennent pas. Comprendre, et non apprendre - tel est l'enjeu du livre, puis du film de François Bégaudeau. Car de l'apprentissage, il y en a très peu, le cours relève plus du travail davantage psychologique que pédagogique. Cela semble aussi une des pistes possibles pour ces établissements "difficiles" - un mélange de coaching psychologique avec l'apprentissage pur, dans des classes réduites à douze à quinze élèves, dès l'école maternelle.
Faut-il aller les voir? J'ai fait l'erreur de voir La Belle Personne à la télé, et je trouve que le film perd beaucoup au passage sur le petit écran. C'est un film intéressant qui est porté par la "troupe d'Honoré", tous des acteurs exceptionnels. Mais c'est surtout Entre les murs qui doit attirer votre attention, avant que le matraquage médiatique n'ait raison de votre envie de le voir. C'est un film admirablement filmé où l'histoire ne se relâche à aucun moment. Si La Belle Personne vous fait vous sentir jeune et plein de feu, Entre les murs vous rend votre âge. Un prof comme François Bégaudeau, dans mon ancienne classe, toutes les filles auraient été amoureuses de lui... pas aujourd'hui, apparemment. Si vous travaillez dans la culture ou les médias, allez voir ce film. Le fait de réaliser que l'on sera incapable de créer ou d'écrire pour cette nouvelle génération issue d'un autre univers est un vrai coup de poing. Cela rend triste, mais cela rend à la réalité. Il fallait ce film pour nous le faire découvrir.
jeudi 25 septembre 2019
(Cine) La jeunesse vue par les cineastes: Entre les murs vs La Belle Personne Russe
(Cine) La jeunesse vue par les cineastes: Entre les murs vs La Belle Personne
2008-09-25T16:00:00+02:00
Une Russe à Paris
cinéma|coups de coeur|
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