(Musique) Grigory Sokolov interprète Mozart et Beethoven | Une Russe à Paris
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jeudi 27 novembre 2008

(Musique) Grigory Sokolov interprète Mozart et Beethoven

Elle s'élance, saute et... s'immobilise en équilibre au-dessus du vide. Le fil qui la maintient est si fin... mais elle avance, en respectant la trajectoire sinueuse dont elle seule connaît la destination - et on a très peur qu'elle ne s'interrompe, engloutie par le ciel étoilé, et que l'on reste à jamais orphelin à l'envers - sachant d'où l'on vient, mais ignorant où l'on va. On se tient droit sur sa chaise en essayant de ne pas trop bouger, on serre les mains très fort, comme si, en le faisant, on allait la maintenir sur son fil - et on prie pour que la toux, cette traître, ne vienne pas gratter notre gorge. Un spectacle de saltimbanque? Non. Une sonate de Mozart sous les doigts de Grigory Sokolov, hier soir au Théâtre des Champs-Elysées.

Je vous avais déjà parlé de Sokolov l'année dernière - et je continuerai sûrement, tous les ans, en novembre, de chanter mon admiration pour ce pianiste hors du commun. Longtemps resté loin des feux de la rampe (au sens propre - il salue toujours en restant derrière son piano, en toute modestie, - et au sens figuré, car les médias lui préfèrent souvent des pianistes plus jeunes, plus beaux... plus outrageusement voyants), Grigory Sokolov est aujourd'hui l'un des plus grands pianistes du monde. Au-delà de sa technique époustouflante, ce sont surtout ses interprétations toujours très subjectives des œuvres classiques qui lui valent cette réputation. Derrière chaque thème, chaque mesure, chaque note, chaque instant même - il y a une pensée. "Que suis-je en train de dire? Est-ce que ce que je dis est ce que j'entendais dire?"

Deux métaphores pour les non-mélomanes: imaginez, tout d'abord, un très grand danseur (ce qui fait souvent un très grand danseur - ou chanteur, for that matter, c'est non seulement le talent, mais aussi l'intelligence et la capacité à théoriser): Baryshnikov - ou, parmi nos contemporains, Kader Belarbi. Imaginez-le maintenant à presque soixante ans - avec un bagage de réflexions sur la danse et une vraie vision de l'art. Mais... "si la jeunesse savait, si la vieillesse pouvait" - les contraintes d'un corps devenu trop vieux ne lui permettront pas de réaliser ce qu'il veut dire. Dans la musique classique cette barrière est levée (on n'est jamais trop vieux pour agiter la baguette de chef d'orchestre) - avec l'âge, Grigory Sokolov n'a rien perdu de sa technique, tandis que ses interprétations ont gagné en profondeur et sont devenues, pour certaines d'entre elles, de vraies improvisations.

Une deuxième métaphore pour vous permettre de comprendre la différence entre une musicien qui joue une oeuvre, et un interprète comme Sokolov. Imaginez-vous que le pianiste est un metteur en scène, et que la sonate qu'il joue est une pièce ou un film. Imaginez maintenant que ce metteur en scène décide de s'attaquer à un remake de Titanic. Il décide que Rose sera une brune aux yeux noirs, que le paquebot n'ira plus aux Etats-Unis, mais en Amérique latine, que l'histoire n'aura pas lieu au début du XXe siècle, mais, par exemple, à l'époque de Christophe Colomb. Et maintenant, le texte. Il décidera que, au lieu de crier "Jack! Jack!" de façon hystérique, Rose le dire d'une voix cassée, sourde, plus basse que d'habitude, le soufflé coupé... La même chose pour un réalisateur qui décide de faire un film d'après un événement réel - il décidera de quoi auront l'air les personnages. C'est exactement ce que fait un vrai interprète avec une oeuvre musicale. Chaque phrase a un sens, et les sons ne sont que des mots - c'est à lui de décider ce qu'ils voudront dire vraiment. Les interprétations de Sokolov sont à la musique ce que les films d'Antonioni furent à la réalité - une révélation.

Au programme, deux sonates de Mozart (la sonate n° 2 en fa majeur K. 280 et la sonate n° 12 en fa majeur K. 332), et deux sonates de Beethoven (la sonate n° 2 en la majeur op. 2 n° 2, et la sonate n° 13 en mi bémol majeur op. 27 n° 1 "Quasi una fantasia"). C'est la première fois que j'entends Sokolov jouer Mozart. Je crois que je vais devoir jeter mon coffret de 99CD de Mozart (ou, en tout cas, tous les volumes piano) - car toutes les interprétations me paraitront maintenant plates et pâles... En écoutant Sokolov jouer Mozart, on a l'impression de lire un livre, on devine presque l'histoire, on rit, on s'étonne de certains choix (ça, on ne peut le faire que si l'on connaît l'oeuvre d'avance - pour ma part, j'avais joué la sonate n° 12, et c'est étonnant de voir Sokolov remplacer les marcati par des staccati, de se poser sur certaines notes un dixième de seconde de plus - et ça change tout!).

Les sonates de Beethoven, curieusement, font naître dans l'esprit des tableaux de cinéma - dont la scène sous la pluie de Match Point (pour une raison inconnue, le Match Point façon Sokolov se situe pour moi sur un terrain de golf, pas de tennis - les passages de Beethoven dans la sonate n° 2 ressemblent beaucoup plus au roulement d'une balle de golf qu'aux rebondissements d'une balle de tennis). Peu à peu, on associe chaque thème à un personnage, on imagine les dialogues... Pensez-vous que je suis en train de devenir folle? C'est que vous n'avez jamais entendu jouer Sokolov.

A la fin - une ovation (mais lui arrive-t-il de recevoir un accueil différent?), et six bis - cinq Chopin (il sait, malin, que le public n'attend que ça - personne ne joue Chopin comme lui!) - dont le Prélude en E-minor, Suffocation, Op. 28 No 4, le Prélude No 9 en E-dur Largo, et le Prélude en D-minor, Storm, Op. 28 No 24; ainsi qu'un prélude de Scriabine (m'indique une bonne âme dans les commentaires - merci!). Ah, le jeu éternel des mélomanes - deviner les morceaux bissés!

Dans mon élan, je n'ai pas pu m'empêcher d'acheter le coffret Bach, Beethoven, Chopin, Brahms... tant j'avais envie de prolonger la magie du concert, bien que je sache que rien ne peut l'égaler! L'attente jusqu'à l'année prochaine sera longue... Sokolov ne vient à Paris qu'une fois par an! La prochaine fois, promis, je vous avertirai de son passage.